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Persona
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19 novembre 2009

Novembre dans la cendre

Ceci n'est pas une histoire de mon invention, j'en ai réellement été témoin il y a de cela quelques temps. J'ai voulu vous la faire partager afin de vous rendre cette journée au moins aussi légère que ne fut la mienne après cette anecdote...

Au travers des cimes tremblantes et échevelées des peupliers des marais, je perçois les étoiles étouffées par une mince couche nuageuse. Derrière les branchages les plus clairsemés qui défilent, on peut voir au loin la pâle dilution de l'indigo à fleur de l'horizon, signe avant-coureur d'une aube froide et lente, comme si elle rechignait à sortir de son lit de terre.

Je tente tant bien que mal d'épargner la torture à mes cervicales en remuant un peu sur mon siège, sentant le rebord de la vitre s'enfoncer au dessus de ma pauvre hanche ou contre ma colonne à chaque lourd virage qu'emprunte le bus dans une accélération asthmatique, supportant tant bien que mal le cahot agaçant des suspensions trop molles et la cacophonie du moteur qui expectore de longues embardées de sur-régime violentes et brusques. Nous dépassons tous les villages en ramassant les élèves à chaque arrêt obscur.

Elle est montée avec le visage gris, s'est appuyée sur la fenêtre à mon opposée, au tout dernier rang. Je ne la connais pas, mais tous les matins je sais qu'elle se met à lire avec tranquillité à la lueur d'une lampe torche.

Pas ce matin. Ce matin elle regarde la laideur de la campagne défiler sur le bord de la route déglinguée par les passages incessants des tracteurs, boueuse et dangereusement étroite. Les voitures nous croisent à toute vitesse, la mécanique lente et grossière de l'autocar ronfle pesamment. J'essaye de dormir. J'ai mal partout, mais même si le sol est certainement plus confortable que les fauteuils, il est suffisamment sale pour que je ne m'y risque pas. Douloureusement assise dans la courbe mal étudiée du dossier qui me plie la nuque, me voûte les épaules et me coupe la circulation des jambes, je regarde derrière mon triste reflet, renonçant à m'allonger sur la longueur de la banquette étant donné la fréquence à laquelle tanguent les parois.

La campagne est atroce ce matin. On dirait un champ de bataille mis à sac par des obus. Lorsque ce n'est pas une terre grossièrement labourée et visiblement froide, c'est la boue humide et peu ragoûtante des champs de betteraves déjà verdâtres au tout petit matin. Pourtant le soleil ne daignera pas montrer sa face maladive avant trois quarts d'heure au moins, mais la moindre lueur est vampirisée par ces feuilles crasseuses et déchiquetées des racines dont la sucrerie voisine largue des effluves écœurantes de graisse terreuse à la moindre occasion, s'approvisionnant grâce aux irrespectueux camions à betteraves qui n'hésitent jamais à violer les règles fondamentales du code de la route pour remplir leur cota de livraison.

Nous entrons dans la périphérie de la ville de Reims. C'est sa partie la plus répugnante : de vagues maisons grises s'alignent tristement, ni assez délabrées pour faire ressortir ce caractère spécial et mystique qui se cultive dans un champ de ruines, ni assez propres  pour être agréables. Des tags mal orthographiés se greffent sur le crépis squameux des pignons, des poubelles un peu trop pleines stagnent sur des trottoirs sommes toutes acceptables, des magasins de produits surgelés renchérissent sur la laideur du paysage de leurs architectures carrées et des publicités affreusement bariolées dégoulinent des murs cloqués. Quelques personnes indifférentes passent dans la médiocrité du site.

Plus loin, à travers le voile d'humidité des vitres rayonnant du froid sur mon épaule, ma cuisse et mon visage, j'aperçois enfin les premiers feux de croisement qui projettent leur luminosité mouvante et vaporeuse sur le voile que j'efface d'une paume frileuse de manière à former un hublot à travers duquel j'observe la ville déjà moins agaçante. Les travaux emboutissent l'asphalte de nombres de voies, nous devons faire de sempiternels détours. La lectrice regarde toujours dehors d'un oeil certainement aussi morne que le mien.

Je reporte mon attention sur sa personne. Dans la trop faible lumière, je ne vois pas ses vêtements, uniquement son visage et ses cheveux détachés, en pétard. Discrètement je me rapproche en prenant pour prétexte la chute semi-accidentelle de mon sac dans l'allée centrale et m'installe au milieu de la dernière rangée. Le bus s'immobilise à un croisement. Derrière la fenêtre, je vois la lectrice regarder le vague sans rien voir. Un arrêt de bus de ville protège quelques inconnus du vent certes faible et peu froid, mais très humide. L'un d'eux est encapuchonné si rigoureusement qu'il semble en avoir assez et se découvre, préférant sans doute la morsure du temps que celle de son manteau. Trépignant, il tire quelques avides bouffées de ce qui semble être une cigarette d'après le point rougeoyant qui flotte au devant de sa bouche et la fumée qui s'élève de son visage. Ses vêtements et le passage fugace d'une lumière de phares sur son faciès me laissent penser qu'il avoisine les vingt-sept ans, voire plus. Ses traits sont communs, sans véritable intérêt pour des personnes matérialistes. Il est habillé de manière très simple, c'est à dire pas trop sophistiquée. L'homme s'immobilise si soudainement, de manière si comique au milieu de ses tremblements, que je comprend immédiatement que la lectrice a laissé son regard flotter sur le sien sans même s'en apercevoir, et ce n'est que lorsqu'il élève une main timide mais amicale qu'elle sort de sa torpeur, presque en sursautant.

Tous deux s'examinent en silence, ne sachant pas bien lequel serait le poisson rouge dans le bocal et lequel serait l'enfant curieux qui en tapote le verre. L'homme s'avance un peu plus près du bus, il pourrait en toucher le flanc sans avoir à faire d'effort. Le feu est long à passer au vert ici, si je me souviens bien.

Il baisse la tête de côté, tire sur sa cigarette en la maintenant entre le pouce et l'index, du côté droit de sa bouche un peu pincée. L'inconnu souffle alors un rapide baiser à travers la fumée en agitant ses doigts puis sourit, l'air visiblement enjoué, mais pas moqueur ni même impoli. Il désigne les commissures de ses propres lèvres de manière à inviter la lectrice à sourire tandis que des volutes spectrales s'échappent de ses dents brumeuses. Instinctivement elle lui répond immédiatement en adressant un hésitant signe d'adieu d'une main, l'autre étant appliquée sur la vitre.

Orange.

Le fumeur lui fait également signe, et ainsi balance inconsciemment devant lui, coincée entre ses doigts, la cigarette qui rend quelques cendres cramoisies s'éteignant petit à petit en voletant, puis le bus redémarre et nous le perdons de vue toutes deux.

La lectrice regarde encore la vitre quelques secondes, puis se tourne vers moi d'un air hébété et interrogatif.  N'ayant rien d'autre à lui répondre qu'un haussement d'épaules et une expression amusée, je la laisse un peu pantoise jusqu'à ce que l'autocar ne stationne enfin au terminus et que tous les passagers ne descendent pour rejoindre au pas de course leurs lycées respectifs.

Elle marchait d'un pas léger devant moi.

Je trouve merveilleux qu'il existe encore des gens dont le fond est peut-être assez bon pour avoir envie de rendre la journée plus douce à d'autres, tout cela avec la simple honnêteté du naturel.

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Commentaires
G
Ah, t'as changer lé début comme je te l'avais conseillé ^. ^<br /> <br /> Sinon vraiment pas mal, t'arrive à faire passer pas mal de sentiments avec un situation qui peut paraitre anodine, avec toute la classe de la mélancolie habituelle. <br /> La classe, Bien joué !<br /> Betteraves poWa !
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