En rentrant.
Sur la feuille c'est l'arrêt de la pensée, l'écueil osseux du stylo. Pourtant j'ai faim, faim d'expliquer et comprendre ce qui m'arrive. Cela n'interesse personne à part moi certes, mais dans la rue déserte, je meurs d'envie d'attraper à bras le corps quelqu'un et lui hurler ce dont j'ai faim, comme un déporté vidé poserait le bout de ses doigts contre le grillage avant de se lancer à secouer celui-ci du peu de forces lui restant, agrippant le barbelé à paumes fermées et tendres, frigorifiées contre les dents de métal. Il est plein de ces souvenirs qui lui échappent et que vomit sa gorge nouée à grands flots de douleurs, tremblant au milieu de la boue glacée. Il n'a pas encore terminé de vomir et de s'affaiblir, pour le moment il lui reste sa conscience pour souffrir.
Comment un vide peut-il donc peser si lourd ?
Il vente, et il vente d'une manière si douce et délectable que, marchant à légers pas tapotants sur l'asphalte cosmique et éclairé des faisceaux réels des lampadaires, j'ai mal. J'ai d'autant plus mal que ce n'est qu'un petit point de douleur au fond du coeur, minuscule, microscopique gouffre qui ne m'a pas encore anéantie.
Même la nuit humide est caressante après cette pluie de novembre, mais quelle ineptie de n'être aimée que par la nuit qui m'inquiète pourtant et m'exalte à la fois.
Subir tout cela, cet explosif désir intangible résidant partout et nulle part (dans le manque et dans les sens, dans le monde extérieur et au plus profond du crépitement de mes nerfs) c'est cela qui me fait du mal : tant de puissance sifflant au vent que je ne puis m'empêcher d'absorber, mais qui bourdonne, ronfle, gronde et menace en moi telle une onde incontenable, incontrôlable déchaînement contre mes veines.
Cela m'épuise car je porte mon amour tel un fardeau. Un amour infondé, dérivant sans but au gré de ma lucidité, sans destinataire, sans port d'attache; mais un amour tout de même ancré derrière les côtes, ces autres écueils osseux qui sont la prison de mes douleurs. Mon amour est à la fois issu d'un sang neuf, âgé de quelques années tout au plus, et vieux de tous les désespoirs heurtés et franchis.
C'est la marque du fer rouge dans mes yeux, le bandeau de honte carbonisé, l'étau de mon pouls comprimé. Je n'ai rien à aimer.
Marchons donc seule.