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Persona
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31 octobre 2009

Pourquoi pas ?

the_clasher        Nous enterrons l’enfant un peu en arrière du camp. Sergann a longtemps creusé la terre, aussi muet que le trou dans lequel il se trouvait. Moi, je tenais l’enfant qui, au creux de son petit poids, semblait dormir faiblement. Sa tête restait tranquillement penchée en arrière par-dessus mon coude replié, et ses jambes longues et minces s’allongeaient en dehors, inertes. Il est si léger… C’est le visage lisse d’un vieillard qui garde les yeux fermés au monde.

Maintenant le sergent se retourne vers moi afin de me faire face. Il tend les bras. J’ai un violent mouvement de recul, mes bras enserrent la petite chose un instant. Je sens mon visage se crisper dans une expression de refus et mes yeux exprimer la supplication.

-                                -            Allons…

Comme si je m’éveillais par ses paroles de raison, tout mon corps se détend et je baisse le regard, refoulant cet étrange instinct qui m’a submergé sans que je m’en aperçoive réellement. Je confie aux forts bras protecteurs de Sergann ce petit paquet inanimé, ramolli. Avec tendresse il l’allonge au sol, au fond du trou, prenant bien garde à ne pas brusquer sa petite tête dure au visage décharné, cette nuque minuscule semblant prête à se briser. Le grand homme, entre ses longs doigts, joint l’une à l’autre les mains de l’enfant sur sa poitrine immobile avant de sortir me rejoindre. Debout l’un à côté de l’autre, nous regardons en silence l’enfant sans vie une minute, puis je prends une poignée de terre que je laisse tomber doucement dans l’ouverture. Le sergent met un très long moment à reboucher la tombe du petit garçon qui lentement disparaît par morceaux, au fur et à mesure des pelletées implacables. A chaque fois que la terre tombe sur son corps je frissonne, j’ai peur qu’il n’étouffe en dessous de toute cette poudre brune et grumeleuse, lourde, froide.

-          Tout petit, murmurent mes lèvres.

Il n’aura plus de faim ou de fièvre. Mais cette sensation de frémissement chaud me reste sur le corps, dans mes bras. Longtemps le petit y a tremblé, gémit faute de pouvoir parler. Il a sentit en moi, derrière l’imposture du vêtement d’arme et du voile, la femme douce, la mère protectrice. A cet instant précis je voudrais me griffer ou sauter dans une rivière glacée pour faire disparaître la sensation. Il s’est trompé sur mon compte, et pourtant d’une certaine manière il avait raison. Je ne suis pas et ne serait jamais une mère, mais je reste une femme, très jeune certes, mais une femelle tout de même en ce cas. Une fille.

Je ne peux pas contrôler l’instinct primaire qui me dictait de longuement le tenir contre moi alors qu’il soupirait. C’est ainsi.

Une douleur me traverse de part en part.

Il y a sur Terre des femmes pour souffrir la douleur des enfants, des hommes pour embrasser les femmes et tenir leurs épaules dans la chaleureuse espérance d’alléger leur fardeau. Mais ce fardeau nous l’aimons, alors peut importe la douleur nous le chérissons jusqu’au bout, jusqu’à nous épuiser en son honneur. Les hommes, sans le savoir posent en plus le poids de leur espérance sur nos épaules, et, de ce fait, sont également nos enfants. Comme il est dur de toujours être obligées de dispenser l’amour autour de nous ! Qu’il est atroce de répondre à ce meurtrissant devoir, cette pulsion de tendresse, parfois même à l’encontre de notre propre personne !

Sergann garde ma main dans la sienne. Proche, son flan effleure le mien. Je m’accroche à la main. Ce même instinct nous lie tous les deux de chagrin comme il lierait un couple dans l’affliction de la perte de leur progéniture. Quelque chose d’étrange a pris possession de moi : la vague impression de contentement perdu, de tristesse résignée. C’est ainsi. Aujourd’hui un petit être est mort avec un morceau de mon cœur, mais à sa place je sens aussi le futur qui se dessine, la chaleur d’une révolte.

Je serre plus fort. Je ne peux pas pleurer. Si je pleurais maintenant, le sergent chercherait à me réconforter, et bien que j’ai envie de me reposer un peu avec lui, je ne serais pas assez forte pour assumer ensuite cette tendresse. Trop de tendresse, j’ai peur de vomir.  Je suis en colère.

Préférant partir, je lâche brusquement la main de Sergann, troublée de cette fragile autorisation qui sans cesse se présente entre nous, de plus en plus fréquemment, par des évènements divers. A croire que le sort s’acharne à me bousiller l’esprit, jouant avec mes songes.

Je n’en peux plus de lui.

J’ai tantôt peur, tantôt envie de me rapprocher. Tout est trouble. S’il n’est toujours pas un ami officiel, il ne peut plus non plus être un ennemi, mais il m’a ravi plus que la liberté, il m’a également enlevé cette faculté de raisonnement droite qui me guidait auparavant, qui tranchait dans ma vie. Seul la justice me dirigeait, et maintenant que les sentiments prennent le pas, je suis incapable d’y trouver une quelconque rectitude.

Mes pas sous moi sont l’expression de ma colère, le sol m’est injurieux, l’air violent, vif. Tout me confronte à mes faiblesses. Le sergent m’a rattrapée et me bloque le passage.

-          Calmez vous, vous n’y pouvez rien.

-          Il n’est pas question de cela.

Sergann est si amical, si posé que je peine à ne pas tomber au sol, me laisser choir d’un coup, d’un seul, pour lui montrer mon refus, mon opposition à sa familiarité. Peu à peu nous cheminons à nouveau.

-          Je n’aime pas les enfants, vous savez, fais-je comme une confidence amère.

-          C’est impossible, tout le monde aime les enfants, c’est dans notre nature. Qui ne les aime pas n’est pas sain d’esprit.

-          Qui vous dit que je le suis ?

C’est un abattement total dans ma voix. Sans doute aurais-je dû m’abstenir de parler, j’ai des larmes qui me lacèrent la gorge à présent, mais je fais tout pour les retenir et, en protection, je remet mon voile. Il ignore ma dernière remarque et continue :

-          Si j’avais la situation et le temps, mon premier désir aurait été de fonder une famille. Vous êtes comme moi en réalité, c’est un désir auquel vous ne pouvez échapper, mais vous vous trouvez dans l’incapacité de le concrétiser, car vous avez peur.

-          Peur ?

-         

Je réfléchis un instant. Il est vrai qu’il n’y a rien de plus effrayant pour moi que des responsabilités. Si je devais m’occuper d’un enfant comme je l’ai fais durant les derniers jours, cela serait pour moi une crainte permanente, une angoisse. L’idée même de porter un enfant  m’horripile, car je n’ai pas la même idée que la normale sur la grossesse : ca n’est pas pour moi le fruit mûrissant d’un amour, mais la destruction d’un corps, une sorte de parasite. C’est certes égoïste, mais rien ne me fait plus peur. Qui plus est, mettre au monde un enfant, c’est lui créer un destin sans lui demander son avis…

-          Oui, j’ai peur. Quand on fait un enfant, on ne se préoccupe pas de ses désirs. On le confronte à un monde dont il n’aurait peut-être pas voulu, et après cela, on blâme le suicide. La vie est dure, mais on doit tout de même la vivre, avec un physique qui parfois ne nous convient pas, qui nous est lourd. Un enfant grandit et vous enlève vos buts.

-          Je ne pense pas que vous ayez raison. La vie est un cadeau, pas une pénitence.

Il me faut une longue minute pour avoir le courage de répondre :

-          Sergann, est-bien vous qui dîtes cela ?

Ma question reste en suspend, et ma voix, j’en ai conscience, a prit une intonation de douceur destinée à lui faire reconsidérer sa réponse sans trop de souffrances. Il soupire.

-          Si l’on commence à se plaindre de l’impact de la vie, alors elle n’en est que plus dure. Ma vie me convient, mais je l’avoue, elle est pénible. La dénigrer ne servirait à rien.

-          Vous vous voilez la face.

-          C’est nécessaire.

Il me sourit.

-          Et ce petit, là ! Mort  de faim ! Cela ne vous choque pas, cette injustice ?!

-          Vous venez tout juste de toucher du doigt ce qui me pousse à faire la guerre… Non, en réalité je crois que je me livre à la guerre comme… ah, c’est ridicule à dire, et cela va paraître terriblement orgueilleux, mais j’essaye de faire sacrifice de ma personne autant que cela m’est permis. Mon destin aussi a été sacrifié. Lorsque je mourrais, je n’aurais pas de descendant, mais cette injustice je préfère la subir afin de contenter au mieux les gens qui le méritent en défendant leurs droits, leurs vies et leur cause. Même s’ils ne m’aiment pas, moi et ce que pompeusement on nomme « l’armée rebelle » alors que nous ne sommes qu’une bande de crève-la-faim enragés, de va-nu-pieds hors-la-loi... Mais on essaye de se protéger de cette réalité là, de notre misère, par l’honneur que nous livre ce nom, lui aussi réel mais… autrement, ailleurs.

-          Je vous aime moi. Pour ce que vous faites, je crois bien que je vous aime. Vous n’avez pas besoin de cacher la réalité de votre situation par de beaux termes. Vos actes sont bons par leur motivation.

Il a cessé de sourire depuis longtemps, mais une lueur vacille toujours sur son visage. Je le vois baisser la tête, humblement, reprendre ma main dans la sienne. Nos doigts s’enlacent.

-          Merci, murmure-t-il.

Alors, après avoir prononcé ces mots si durs et coupables, intimidés, je me sens mieux. Allégée d’un poids terrible dont j’ai pu me débarrasser de manière détournée, je suis heureuse de le voir savourer ce qu’il mérite depuis longtemps. Personne, hormis moi, ne sais combien il a souffert juste par amour du monde et de la justice, combien son âme a dû s’entacher de méfaits au nom de l’honneur des autres et de leur bien-être. Ainsi aimé sur Terre par ma personne, il est moins insignifiant. Peut-être même que, grâce à lui, la souffrance que m’a communiqué la mort de l’enfant sera amoindrie, remplacée par autre chose… La colère, qui me poussera à changer les choses et aller de l’avant ? Je ne veux plus, en tout cas, avoir à subir la tendresse. Ce privilège m’a toujours été interdit sans que je sache pourquoi, alors je préfère ne plus souffrir en espérance et, comme Sergann, me livrer entière à une bonne cause.

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Commentaires
G
Il sort d'où cette enfant ? <br /> .<br /> M'enfin, ils leurs arrivent toujours des trucs terrible, seront t ils heureux un jour ?
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